09 novembre, 2005

DÉRIVES


Des brisées de printemps traînent dans les arrières cours de l'automne. Les soleils de novembre sont trompeurs - l'hiver viendra -, mais au moins sont-ils comme une clémence pour tous ceux qui vivent dans la rue et que le froid finira par gagner. Alors, c'était toujours ça de pris ces jours-ci, dans les rues de Paris.

Hier Montmartre-Montparnasse avec détour par Oberkampf : au moins un lustre que je n'avais pas marché autant. C'est tellement grisant de rouler en scooter dans Paris qu'on en oublie les bonheurs des grandes dérives à pied. À pied déjà, pas de sens interdit : on peut nager hors du flux. On peut s'arrêter au gré des tentations, dénicher des cavernes, humer les passantes. En marchant, on chante, on siffle, on pense, on désire, on agence.
Conduire un scooter dans Paris réclame une vigilance aigue, assez peu compatible avec la flânerie et les questionnements métaphysiques. C'est ultrarapide, mais ça ne va jamais assez vite. Il faut toujours trouver une issue pour s'extraire au plus vite du trafic et s'échapper. C'est comme une cavale, une fuite, c'est plein d'adrénaline. On est vraiment tiré d'affaire quand on met la chaîne à l'engin.
Hier donc, ce fut comme des retrouvailles avec un autre temps où je marchais beaucoup. Je me suis rappelé un "Montmartre-Montparnasse" sous la neige des grèves de 1995, quand, avec la plus belle des compagnes, nous avions traversé Paris pour retrouver le délicieux Gilles Tordjman.
Et une chose en amenant une autre, la difficulté à "penser" les évènements tragiques qui agitent les banlieues ces jours-ci m'a conduit à relire une de ses chroniques justement, "Extinction du domaine de la lutte", parue dans les Inrockuptibles le 14 juin 1995 et compilée dans son livre "C'est déjà tout de suite".
Avec sa plume fine et redoutable, Gilles réagissait à l'expression "zones de non-droit"et à la coterie pro-banlieue émergeant dans le cirque médiatico-culturel à la sortie du film "La haine" : "De maudite, la banlieue est donc devenue motif d'anxiété et objet de désir; elle s'est pour ainsi dire érotisée."
Extraits :

"Le nouveau ministre de l'intérieur a inauguré sa tâche en réaffirmant le pouvoir de la police à aller partout pour que cesse d'exister ces "zones de non-droit" où même le plus Rambo des condés n'ose plus s'aventurer. L'expression ne serait qu'amusante si elle se contentait de remplacer en douce la Loi par le droit - comme si c'était la même chose -, mais il y a mieux. La "zone de non-droit" résume la fusion de la topologie et de la Loi et définit en creux une nouvelle discipline des sciences humaines : la géographie policière."

"Par comparaison, les émeutiers de Los Angeles qui sont allés casser
ailleurs que dans leurs quartiers font figure de fins stratèges. Mais tout le monde sait que Los Angeles était une répétition générale. Et que l'exemple américain n'est pas exportable, tant la différence de géographie urbaine y conditionne des formes d'action spécifiques."

"De périphérique, la banlieue est devenue centrale : elle occupe le centre de l'appareil médiatique en renforçant son pouvoir désirant. Dans la stratégie de séduction des masses, elle est désormais fétiche sexuel : la partie figurant le tout, l'appendice substitutif qui fixe la libido sociale."

"La banlieue est bonne, c'est un beau rêve de flic où la vie serait contenue dans des périmètres surveillés, des parcs à colères, des youpalas de révolte de bas âge. Et bien c'est justement parce que les "zones de non-droit" n'existent pas qu'elles doivent, de toute force être réduites. Amis des villes, amis des champs, la paix sociale est à vos portes."


Il est dix ans plus tard, les mêmes sont au pouvoir, et les voitures sont toujours inflammables. La banlieue ouvre tous les journaux télévisés, le niveau de violence s'est brusquement accru et le couvre-feu a été décrété.

(Cher Gilles je ne sais pas où tu es, ni comment tu vas. Je te lis dans Vibrations avec toujours la même émotion. Ton livre n'est jamais loin de mon réveil. Tu me manques, tu nous manques. Il faudrait quand même qu'une de ces nuits, nous repassions ensemble quelques David Sylvian et autres Léonard Cohen... Et que tu embrasses la petite Ruby-Lou que tu ne connais pas.)