L'avant-propos du livre était presque prometteur : "le papier n'est qu'un complément." Qu'en est-il en réalité ? À la périphérie des 512 pages de retranscription et d'annexes sont donc joints un CD et un DVD dans des pochettes transparentes collées (mal) sur les rabats intérieurs. Après deux extractions, une pochette s'est déjà détachée. Lorsqu'on insère le CD dans un lecteur, on obtient une liste de pistes mystères de 1 à 19... Les titres ne sont pas indiqués et malheureusement, pas la peine de chercher un tracklisting dans le livre, il n'y en a pas. Bref, cet objet censé présenter une certaine modernité aurait pu être fait il y a 25 ans.
D'emblée, pourquoi proposer ces documents rares sur un CD et un DVD à l'heure où les lecteurs de ces supports en voie de disparition ne sont même plus installés sur les ordinateurs ? Pourquoi n'avoir pas préféré une clé USB ou une carte mémoire ? Pourquoi pas un simple lien de téléchargement ou de lecture en streaming sur un site dédié ? Est-ce la crainte de voir le contenu s'échanger trop facilement ? Est-ce le besoin de justifier en apparence les 39 euros que coûte l'objet ?
Au pays de Baudelaire, d'Artaud et de Tarkos, les avant-gardes poétiques devraient toujours bénéficier des meilleures technologies pour diffuser leurs œuvres. Oui, il serait normal que des ingénieurs, des designers se préoccupent de concevoir les meilleurs systèmes de diffusion des voix et des formes de la poésie contemporaine. Oui, il serait normal que des politiques publiques s'en préoccupent aussi.
En réalité, la situation est assez préoccupante, voire catastrophique si l'on songe aux archives. Depuis des années, les poètes qui choisissent la scène pour présenter leurs œuvres lors de performances ou de lectures sont souvent contraints de le faire dans des conditions techniques approximatives, voire déplorables, voire scandaleuses : micro et sono hors d'âge, absence de techniciens qualifiés, etc. Idem pour la captation censée garder une trace de ces performances : quand elle existe, elle est souvent faite de manière sommaire avec un matériel inadéquat.
Cela contribue probablement à maintenir cette scène artistique exigeante dans une zone alternative peu flatteuse qui fait sans doute fuir des publics à même d'y trouver de l'intérêt. Autre conséquence de ces conditions techniques hasardeuses, les archives audiovisuelles de la poésie contemporaine des 20 dernières années, hormis de rares exceptions, sont de piètre qualité et elles sont de surcroît, en train de se dégrader inexorablement dans des cartons, devenues illisibles à cause de leur format obsolète ou de leur démagnétisation.
(Il est saisissant de réaliser que l'essentiel des documents de "L'Enregistré" sont techniquement et objectivement de moins bonne qualité que bon nombre de pièces enregistrées par Bernard Heidsieck 30 ans plus tôt...)
Pourquoi les poètes sont-il si souvent condamnés à intervenir dans des conditions techniques si peu satisfaisantes ? Affaire d'économie, de priorité et d'habitude. Nul ne semble vouloir se préoccuper vraiment de cet aspect des choses pourtant crucial depuis que la poésie s'est échappée du livre pour rejoindre courageusement la scène. À chaque fois, c'est la même histoire : il faut faire avec les moyens du bord, ne pas être trop exigeant avec les bonnes volontés. Et comme en plus, il y a peu de public, que c'est en général un public d'amis ou de passionnés, il a tendance à pardonner docilement les aléas techniques, etc.
On peut espérer que, de plus en plus au fait des questions techniques et produisant de plus en plus leurs performances, les poètes eux-mêmes finiront par avoir raison des vieilles habitudes et des vieux systèmes, mais aussi de certaines postures qui consistent à redouter une professionnalisation de la performance, quand il s'agit simplement de trouver les meilleures conditions pour la diffuser au public et en garder la trace.
On devine aisément que réunir l'ensemble qui constitue "L'Enregistré" n'a pas été une mince affaire. Il faut saluer la rigueur de ce travail et son intérêt indéniable, mais je déplore que la forme de l'objet final soit si peu originale et si peu pratique, laissant craindre qu'il ne voyagera pas au-delà du cercle des initiés, alors que — et j'ai pu le vérifier chaque fois que je l'ai fait découvrir à des scolaires, collégiens ou lycéens — l'œuvre de Christophe Tarkos est hautement magnétique et contagieuse.
Au moins, la publication de "L'Enregistré" aura-t-elle entraîné la collecte et la numérisation de documents précieux qui sans cela, auraient sans doute continuer à se dégrader, jusqu'à désintégration totale de la pâte-mot.